Hero Image

Procès des viols de Mazan
Gisèle Pelicot
au nom des femmes

par Ludivine Ponciau

Ce 19 décembre 2024, la cour criminelle du Vaucluse, à Avignon, s’est prononcée sur l’affaire la plus saisissante, la plus retentissante et la plus médiatique qu’elle ait eu à juger.

Jeudi matin, elle a reconnu coupable l'ensemble des 51 hommes accusés dans le procès dit des viols de Mazan. Dominique Pelicot, principal accusé et ex-mari de la victime, écope de vingt années de réclusion.

Ces trois derniers mois, 51 hommes ont comparu devant la cour criminelle du Vaucluse pour avoir abusé d’une même femme. Ils devaient répondre de faits de viol et viol en réunion avec plusieurs circonstances aggravantes et encouraient entre quatre et 20 ans de réclusion, soit la peine maximale prévue pour les cas de viol aggravé. A l’exception de l’un d’entre eux, poursuivi uniquement pour attouchements.

La cour a donc rendu son verdict ce 19 décembre, en fin de matinée: elle a condamné Dominique Pelicot, le principal accusé, à une peine de 20 ans de réclusion avec une période de sûreté des deux tiers.

Pour les 50 coaccusés, des hommes de 27 à 74 ans dont aucun donc n’a été acquitté, le magistrat a ensuite égrené une à une les peines infligées. De manière générale, les condamnations à l’encontre de ces coaccusés sont inférieures aux réquisitions. La plus légère est de trois ans de prison, dont deux avec sursis.

Un verdict très attendu, en France comme à l’étranger, en raison de la nature des faits, particulièrement sordides, mais surtout des questions liées aux violences sexuelles et à la domination masculine que cette affaire soulevait.

Dix ans d’abus

Sous soumission chimique, la victime, Gisèle Pelicot (72 ans), ignorait totalement que son mari invitait des hommes, la nuit, à pratiquer sur elle des actes sexuels. Pendant les viols, Dominique Pelicot restait aux premières loges. Inlassablement, il expliquait à ces hommes la marche à suivre: des messages privés dans un premier temps, puis des réunions Skype, l’envoi de photos du sexe en érection «pour être sûr que tout marchait bien». Venait alors le moment du premier casting du candidat et finalement le viol au domicile conjugal. Le «grand soir», ceux qui affirment aujourd’hui avoir pensé participer à une mise en scène orchestrée par un couple libertin, devaient se plier aux règles du jeu: ne pas faire de bruit, se déshabiller dans la cuisine, ne porter aucun parfum et se mettre un peu à l’écart du lit si Gisèle montrait des signes de réveil.

carte france

A aucun moment, pendant les dix années durant lesquelles les abus ont été commis, les plaintes de sa femme pour des douleurs gynécologiques ou son état proche du coma lorsqu’elle était droguée aux anxiolytiques, n’ont incité Dominique Pelicot à mettre fin à ses agissements. A aucun moment, les autres violeurs ne se sont dénoncés ou ont dénoncé celui qui les avait recrutés. Le secret est resté bien gardé.

Les explorations menées sur le matériel informatique de Dominique Pelicot, après son arrestation en novembre 2020, avaient démontré 92 agressions commises sur Gisèle Pelicot par 83 violeurs potentiels, dont seulement 51 ont répondu de ces faits devant la justice. Un 52e est décédé entre-temps et deux autres n’ont été que brièvement inquiétés.

Sept ans après MeToo, le procès des violeurs de Mazan se referme. Les débats sur les circonstances de cette épouvantable affaire sont clos. Ceux sur la culture et la banalisation du viol, sur une forme de déni et d’impunité totale qui ont rendu toute cette affaire possible, doivent se poursuivre hors du prétoire.

En moyenne, le nombre de femmes âgées de 18 à 74 ans qui au cours d'une année sont victimes de viols, tentatives de viol et/ou agressions sexuelles est estimé en France à
217.000
Source : Observatoire national des violences faites aux femmes
Witness Image

1. Dominique Pelicot, violeur en chef

Il a commencé par saluer le courage de celle qu’il a droguée pendant près de dix ans. Cette femme dont il a partagé le quotidien pendant cinq décennies, avec qui il a eu trois enfants –Florian, David et Caroline– mais qu’il livrait la nuit à des inconnus recrutés sur la plateforme d’échange coco.fr.

Il a ensuite demandé au reste de sa famille de bien vouloir accepter ses excuses, parce qu’il «les aime», et a remis le reste de sa vie entre les mains des cinq magistrats professionnels de la cour. En prison, où il savait qu’il irait, Dominique Pelicot a l’intention de se faire oublier. Raser les murs et porter le fardeau de sa «honte intérieure».

Le 16 décembre 2024, «le loup» «l’ogre de Mazan», comme l’a surnommé la défense, a donc pris une dernière fois la parole au procès. Le sien et celui des 50 autres accusés cités dans l’affaire, ceux qu’il a dirigés tel un chef d’orchestre afin qu’ils assouvissent ses fantasmes les plus crapuleux.

Lire aussi | Procès de Mazan: «Si les violeurs n’ont pas honte, ayons honte pour eux»

Au cours des quatorze semaines d’audience, le septuagénaire a dû s’expliquer sur les viols, la soumission chimique, les nombreuses photos (y compris de sa propre fille) et vidéos découvertes dans son ordinateur, mais aussi sur deux cold cases dans lesquels il pourrait être impliqué. Dès son premier interrogatoire devant la cour, Dominique Pelicot avait déjà admis l’intégralité des faits tout en s’évertuant à entraîner ses 50 recrues dans sa chute. «Je suis un violeur, comme ceux qui sont dans cette salle», «ils savaient tout, ils ne peuvent pas dire le contraire».

«Je suis coupable de ce que j’ai fait. J’ai tout gâché, j’ai tout perdu. Je dois payer.»

Se qualifiant lui-même de violeur, celui contre qui une peine de 20 ans a été requise s’est aussi montré résigné durant les réquisitoires, lesquels avaient débuté, hasard du calendrier, à l’occasion de la Journée internationale de la lutte contre les violences faites aux femmes, le 25 novembre. «Je suis coupable de ce que j’ai fait. J’ai tout gâché, j’ai tout perdu. Je dois payer.»

2. Les 50 autres accusés: entre excuses et déni

Les 50 autres accusés sont des suspects âgés de 26 à 73 ans, originaires de tous les milieux. Ils sont pompier, militaire, gardien de prison, conseiller municipal, infirmier, journaliste, de Mazan ou des environs. Ils ne souffrent pas de pathologie psychique, mais certains d’entre eux présentent des addictions et/ou ont été victimes de violences sexuelles pendant l’enfance.

«Des hommes, pères, grands-pères, qui ont une vie simple, tranquille», et un parcours de vie «sans faute» jusqu’à leur rencontre avec Dominique Pelicot, s’est aventurée à convaincre l’avocate tiktokeuse Me Nadia El Bouroumi, à propos de ses clients, Omar D., 36 ans, agent d’entretien, et Jean-Marc L., retraité de 74 ans, le plus vieil accusé.

La sacrée paire de Mélanie Geelkens | Au procès de Mazan, les avocats de la défense se sont enfin tus

Des types ordinaires, sans jugeote et sans discernement, qui auraient été manipulés par Dominique Pelicot, comme a aussi tenté de le démontrer la défense tout au long du procès. On compte pourtant parmi ces grands naïfs des hommes qui se sont rendus à plusieurs reprises chez les Pelicot, et qui ne se sont guère embarrassés de la notion de consentement, comme l’a admis Dominique D., un chauffeur routier contre qui 17 ans de réclusion avaient été requis. «J’ai oublié une grosse garantie: le consentement de madame.»

Pour minimiser la responsabilité de leurs clients et éviter qu’ils ne fassent figure de prédateurs, les avocats de la défense, dont la stratégie et les prises de parole provocantes ont suscité l’émoi à plusieurs reprises, n’ont cessé de les dénigrer: un «crétin», un «débile», une «andouille», un «incapable». Et ce Redouan, diagnostiqué schizophrène, qui aurait «le QI d’un vibromasseur», voire «d’une endive en promo chez Lidl.»

«On peut lui reprocher de ne pas avoir vu, de pas s’être questionné. Est-ce que ça fait de lui un violeur? Non. Est-ce que ça fait de lui un crétin? Très certainement.»

«On peut lui reprocher de ne pas avoir vu, de pas s’être questionné. Est-ce que ça fait de lui un violeur? Non. Est-ce que ça fait de lui un crétin? Très certainement», s’était aventurée l’avocate de Joan K., qui s’est rendu à deux reprises à Mazan.

Pour sauver la peau de leurs clients, les avocats de la défense ont aussi joué la carte de la victimisation. Ces maris et ces pères de famille sont autant d’hommes que les féministes, comme celles qui campent devant le palais de justice, rêvent de clouer au pilori. Pour la cause, pour l’exemple. Autant de justiciables que les médias, eux aussi, ont déjà condamnés.

Rarement un procès aura suscité un tel émoi, inspiré tant de tribunes et de cartes blanches.

Même la victime, Gisèle Pelicot, ne sera pas épargnée. Comme lorsque ces avocats insinuaient qu’elle avait des «penchants exhibitionnistes» qu’elle n’assumait pas. Ou que sur certaines photos, «Madame» donnait l’impression qu’elle était «consentante et joueuse pour aller partager un moment à trois».

Lors de la dernière audience, celle durant laquelle les 50 accusés ont pu s’exprimer une ultime fois avant que la cour ne statue sur leur sort, certains ont formulé des regrets: «J’ai honte de moi, je me dégoûte»; «Je regretterai toute ma vie». D’autres ont espéré pouvoir encore convaincre les juges de leur innocence. «Je ne suis pas un violeur»; «J’estime être une victime dans cette affaire»; «Je n’ai jamais eu l’intention de violer». Une partie enfin n’a rien souhaité ajouter.

3. Gisèle Pelicot, victime déterminée

C’est en quelque sorte la surprise du procès. Celle que les médias avaient rebaptisée Françoise, pour respecter l’anonymat lorsque l’affaire Mazan a éclaté, est très vite devenue un symbole de la lutte contre la domination masculine. Pourtant, c’est une femme «totalement détruite», selon ses mots, qui a fait face à ces hommes qui ont abusé d’elle et dont elle n’a aucun souvenir. «Je ne sais pas comment je vais me reconstruire […] A bientôt 72 ans, je ne sais pas si ma vie me suffira pour me relever.»

«La honte, ce n’est pas à nous de l’avoir, c’est à eux. […] J’exprime surtout ma volonté et [ma] détermination pour qu’on change cette société.»

Alors qu’elle demandait la levée du huis clos, elle avait argumenté qu’elle voulait, par ce geste, permettre aux autres victimes de s’identifier à elle, de se dire qu’elles aussi pouvaient trouver le courage de dénoncer. «Je ne veux plus qu’elles aient honte. La honte, ce n’est pas à nous de l’avoir, c’est à eux. […] J’exprime surtout ma volonté et [ma] détermination pour qu’on change cette société.»

Pour Irène Théry, autrice de Moi aussi. La nouvelle civilité sexuelle, le procès de l’affaire de Mazan révèle une transformation historique: à travers le courage inédit de Gisèle Pelicot, la honte a basculé du côté des agresseurs. «Ce qui frappe, c’est l’unanimité dans l’horreur devant l’énormité de la violence criminelle subie par la victime, Gisèle Pelicot, et dans l’admiration pour son choix de demander la levée du huis clos». Pour la sociologue, Gisèle Pelicot «a certainement fait un énorme travail sur elle-même pour en arriver à penser que la protection qui lui était proposée, par le huis clos, était un piège paternaliste». En demandant l’ouverture totale, elle a fait preuve d’un courage «qui a forcé le respect dans le monde entier, elle a pris tous les risques et joué sa possibilité de survivre. Et cela, elle l’a fait non pas pour elle, mais pour les autres».

4. La banalité du mal?

De la «normalité» de ces hommes, il en a beaucoup été question au procès comme dans les médias. De ça et de la domination, de la culture du viol, du consentement et de l’intention. Rarement un procès aura suscité un tel émoi, inspiré tant de tribunes et de cartes blanches.

En début de procès déjà, un avocat de la défense avait donné le ton en affirmant qu’«il y a viol et viol» et qu’en l’absence d’intention, ledit viol est inexistant.

Ce qui favorise la tolérance de la justice à l’égard des violences sexuelles, décrypte également Noémie Renard, chercheuse en biologie et animatrice du blog antisexisme.net dans son ouvrage En finir avec la culture du viol, ce sont les stéréotypes et les mythes, très tenaces, qui les entourent. Dans l’imaginaire collectif, le viol est le plus souvent commis par un homme inconnu de la victime, armé et appartenant à une catégorie défavorisée de la population. Le «vrai viol», toujours dans l’imaginaire collectif, implique forcément une pénétration par le pénis, s’accompagne d’une grande violence physique et a lieu la nuit dans un espace public.

Lire aussi | Procès des viols de Mazan | Non, il n’y a pas viol et viol. Non, il n’y a pas de violeur de bonne foi

Pour Me Caroline Poiré, fondatrice de l’association d’avocats Defendere, qui représente exclusivement des victimes, en qualifiant les violeurs de «monstres», il se crée une distance entre lui et les autres. «Cela empêche les autres hommes de s’identifier à lui et de se demander si leurs comportements sexistes ne participent pas, d’une certaine manière, à un processus beaucoup plus grave.»

Une vision que ne partage pas l’historienne et psychanalyse Elisabeth Roudinesco pour qui faire du procès de Mazan celui de la masculinité ou du patriarcat, c’est méconnaître la nature perverse de ces crimes, révélée par les expertises psychiatriques. A l’audience, deux psychiatres experts auprès des tribunaux qui ont examiné Dominique Pelicot avaient en effet conclu qu’il présente une «déviance paraphilique», pour le premier, qu’il est atteint de «plusieurs paraphilies et fantasmes hors norme», pour le second.

Pour Elisabeth Roudinesco, «les expertises montrent que Dominique Pelicot et ses coaccusés ne sont pas des hommes ordinaires. Ils ont connu des perturbations sévères pendant leur enfance: ils ont été victimes d’abus sexuels, ils ont assisté aux ébats sexuels de parents exhibitionnistes, ils ont vécu des abandons, ils ont souvent été traités comme des objets. De tels traumatismes ne donnent pas toujours des criminels, mais ils donnent toujours des adultes perturbés. Des circonstances qui n’exonèrent pas les accusés de leur responsabilité, mais qui permettent de comprendre comment on devient un adulte pervers», défend la psychanalyste.

Texte : Ludivine Ponciau
Mise en page : Thomas Bernard
Images : Belga
Le Vif - Décembre 2024